Consultante et formatrice en gestion créative et en entrepreneuriat artistique

Réflexions sur le milieu des arts visuels – Entrevue avec Marika Lemay, historienne de l’art

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Marika Lemay, historienne de l’art.  Crédit photo: Marika Lemay

Rencontrer la sympathique historienne de l’art Marika Lemay, c’est découvrir une force à la fois discrète et engagée dans son milieu.  Depuis le début de sa carrière en 2012 (après avoir complété une maîtrise, à l’Université Laval), cette passionnée a occupé divers postes dans le domaine culturel, se forgeant ainsi une vision d’ensemble du microcosme artistique québécois.  De chargée de projet d’exposition à coordonnatrice d’événement en passant par l’administration de centres d’artistes et la recherche en milieu muséal, son parcours professionnel a contribué au regard critique, mais affable qu’elle porte désormais sur l’institution artistique.  Le temps d’un entretien, elle a partagé ses réflexions et observations à propos de certaines réalités auxquelles font face les artistes en art actuel qui visent la reconnaissance.

Les organismes de subvention

 « Avant de travailler dans ce milieu, je me disais qu’un artiste n’avait qu’à bien rédiger et formuler une demande de subvention pour en recevoir une. Maintenant que je côtoie plusieurs créateurs, je comprends mieux leur réalité. Le simple geste de demander une bourse peut être une tâche énorme. En fonction de leur type de production, de leur démarche, de leur cv et aussi, de leurs convictions, ils ne cadrent pas tous dans ce « système » là. C’est un problème parce qu’ils savent très bien que l’obtention d’une bourse aiderait leur carrière et augmenterait peut-être leur notoriété dans le milieu institutionnel. Alors plusieurs se sentent, en quelque sorte, pognés là-dedans. C’est un passage presqu’obligé actuellement et c’est très difficile d’en faire abstraction.

Et tu sais, je connais et rencontre des artistes qui ont la chance d’avoir du talent et en plus, la capacité d’élaborer, de rédiger et d’adapter leur dossier parfaitement, mieux que d’autres.  Mais ça ne veut pas dire que les artistes qui ont plus de difficulté à le faire sont moins talentueux, qu’ils ont moins à apporter artistiquement ou que leur production est inachevée.  Je pense aussi que certains artistes formulent leurs projets de manière à avoir plus de chances d’obtenir une bourse, ce qui peut être tout à fait légitime dans le contexte actuel, mais qui provoque chez moi de gros questionnements par rapport à la création. Tout cela mis ensemble peut générer un problème majeur;  si ce sont toujours les mêmes qui obtiennent du financement ou qui en demandent, je crains que l’on tombe dans une forme de confort artistique et ça m’inquiète un peu.» 

Les non-lieux de l’art actuel

Depuis longtemps, que ce soit pour contester l’« establishment » du monde de l’art, pour créer des alternatives à l’institutionnalisation ou pour rejoindre un plus large public, des artistes entreprennent d’investir des « non-lieux » de l’art.

« C’est un geste extrêmement important que de présenter des œuvres de tous genres dans des non-lieux de l’art actuel. Actuellement, nous parlons sans cesse de médiation culturelle, le nouveau terme employé pour expliquer la rencontre entre des artistes et des personnes moins initiées à l’art.  Alors justement, présenter des projets artistiques dans des endroits différents est une façon simple et efficace pour attirer et intéresser des gens «moins initiés». Dans le passé, il me semble que l’on voyait plus d’artistes « squatter » un coin de rue ou des espaces industriels pour présenter une expo ou d’autres projets artistiques. Je sais que ça arrive encore, certains le font avec succès, mais il n’y en a pas encore assez. Plusieurs ont l’air de ne pas voir l’intérêt de faire ça parce que ce n’est pas reconnu par l’institution.  Au contraire, ces manifestations devraient être reconnues et encouragées.  Elles sont d’une grande importance sociale et artistique.  Personnellement, j’en voudrais davantage de ce genre de manifestation artistique. Je trouve que ça apporte une grande diversité et que ça favorise la réflexion ».

 

Sleepwalker de l'artiste Tony Matelli. High Line à New York, août 2016, crédit photo Caroline Houde

L’oeuvre Sleepwalker de l’artiste Tony Matelli présentée sur la High Line à New York, 2016.  Crédit photo: Caroline Houde

L’institution artistique : un « système »?

 «Tu sais quoi, les artistes qui entrent dans ce système institutionnel là ne sont pas toujours heureux de ça. Au début, généralement, ils sont contents parce que ça met de la bouffe sur la table et que ça leur permet de travailler sur leur carrière, sans trop s’inquiéter pour le loyer qui s’en vient.  Mais parfois, c’est dur d’en sortir.  Je les comprends, c’est comme s’ils n’avaient pas le choix. Une fois qu’ils ont cette reconnaissance et qu’ils peuvent plus facilement obtenir du financement, des expositions dans des lieux reconnus par l’institution, etc., est-ce qu’ils peuvent encore garder un pied « on the side »? Je ne sais pas si c’est possible d’avoir les deux et c’est là où je me demande si ça n’entre pas en contradiction avec la libre créativité. Quand une formule fonctionne, il faut beaucoup de courage pour faire un virage. Certains réussissent vraiment bien à le faire alors que d’autres auront peur de tout perdre, ce que je peux très bien comprendre. Sauf que, à un moment donné, il faut faire attention à ne pas stagner…. Il y en a qui pensent et rédigent leur projet de manière à obtenir la bourse et s’ils ne l’obtiennent pas, ils ne chercheront pas une autre façon de réaliser leur idée. Ils vont arrêter ça là. C’est terrible, mais ça démontre aussi l’importance qu’ont les organismes de financement dans le milieu. Je ne critique pas les artistes et leur choix parce que je comprends, mais je remets en question l’importance que nous accordons aux bailleurs de fonds dans le cadre de la réalisation d’un projet artistique.

Il arrive qu’un artiste qui sort du lot finisse par se faire ramasser par la « machine » et parfois, il ne sort plus du tout du lot par la suite. Sa production devient la « convention générale artistique ». Enfin, j’ai peut-être une vision plus de gauche, mais je l’assume (rires). »

Ces propos de Marika Lemay rejoignent ceux du grand mécène, intellectuel et collectionneur québécois, le défunt Sam Abramovitch[1].  Aux dernières années de sa vie, lors d’un entretien avec l’historien de l’art Laurier Lacroix, Abramovitch mentionne, au sujet des artistes postmodernes qu’il a côtoyés:

« […]…ils ont fait toutes sortes de choses différentes à mes yeux.  Et ce qui leur est arrivé, c’est la même chose que pour l’art moderniste : tout à coup, ils sont devenus populaires, les galeries voulaient les exposer, puis les grands musées, alors ils sont devenus à leur tour l’art officiel de leur époque.  Alors, en vérité, ils n’ont pas réussi à faire ce qu’ils proposaient de faire. »[2]

Témoin de la mise sur pied des premiers organismes de subvention pour les artistes au Canada, Abramovitch commente également la façon dont l’art est devenu, en quelque sorte, géré politiquement:

 «D’un côté, je connaissais la situation financière des artistes, qui n’était pas très bonne, sans exagérer.  Et d’avoir de l’argent de n’importe quelle manière, j’étais pour ça.  D’un autre côté, je n’aimais pas l’idée que les artistes soient dépendants de l’argent du gouvernement car, à un moment donné, cette dépendance affecte leur production.  Parce qu’ils vont finir par produire des choses pour lesquelles ils vont obtenir des subventions, qui seront acceptées par les jurys.  Dans des dimensions qui sont acceptables par le Conseil des Arts.»[3]

Un artiste peut-il donc accéder à la reconnaissance de ses pairs et espérer vivre de son art sans avoir à se plier à certaines règles institutionnelles?  Si certains y parviennent, ils ne sont pas légion.  À ce sujet, Marika Lemay ajoute :

 « Je suis peut-être idéaliste en plus (rires), mais je crois que oui c’est possible. Quelque part, ça dépend aussi de ce que tu veux. Qu’est-ce que tu considères comme une carrière réussie? Là, on entre dans les valeurs personnelles, dans la philosophie.

Pour l’instant, pour arriver à vivre de son art, l’obtention de bourses et de subventions demeure un des moyens. C’est ce qui est perçu par beaucoup d’artistes. »

Construire sa confiance en tant qu’artiste

Se définir en tant qu’artiste, construire sa confiance par rapport à sa démarche de création et face aux jugements d’autrui est certes, un défi de taille pour un grand nombre de créateurs en arts visuels.

«Construire sa confiance artistique, c’est probablement l’histoire d’une vie. C’est un travail important parce que la perception des autres face à ses propres choix artistiques peut parfois être très déstabilisante pour un créateur. Plus tu as confiance, meilleures sont les conditions pour travailler sur tes œuvres.  Malheureusement, passer des mois à compléter des demandes, à envoyer des dossiers et à être refusé la majeure partie du temps, c’est très difficile pour la confiance d’un créateur. »

L’institution, un milieu conservateur?

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Source: GIPHY

« Certains centres d’artistes se donnent vraiment comme mandat de ne pas l’être et c’est  justement un de leur rôle principal.  Par contre, dans certaines institutions, il y a une façon de faire qui m’apparaît un peu désuète.

Le milieu semble régi par des règlements précis. Tu vois, on parle beaucoup du virage numérique actuellement. Mais bon, pour certains organismes, comme ceux qui sont dédiés à l’estampe traditionnelle par exemple, ce n’est pas si évident. Donc maintenant, on fait de l’estampe numérique. Finalement, c’est souvent les bailleurs de fonds qui jouent un rôle de premier ordre en culture, ils dirigent le bateau et les organismes doivent adapter de leur mieux leurs demandes de subvention pour obtenir du financement. C’est paradoxal d’avoir à présenter des projets qui doivent nécessairement cadrer avec les « nouveaux virages ».  Tout le monde s’y perd …  Nous devons user de beaucoup de créativité et se battre pour garder le cap dans tout ça.

Pour parler des centres d’artistes, certains diversifient de plus en plus leurs stratégies et leurs sources de financement. Je pense que ça fonctionne mieux ainsi. C’est une bonne solution. Tant comme artiste que comme centre d’art, aussi longtemps que nous travaillerons uniquement en fonction d’obtenir des bourses, des prix et des subventions, nous n’irons nulle part.  À mon avis, de bonnes actions ont été posées, mais il y a encore beaucoup de choses à améliorer…  Une chose à la fois… »


Communiquez avec l’historienne de l’art Marika Lemay en lui écrivant via cette adresse courriel : marika.lemay32@gmail.com


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Sources et notes:

[1] Sam Abramovitch est décédé à Montréal, en 2010.  « Pendant les années 1940 et 1950, en réaction contre le conformisme de l’après-guerre, il s’implique dans les mouvements socialiste et libertaire, établissant des liens d’amitié avec des artistes de Montréal et de New York, notamment les automatistes auprès desquels il anime des discussions privées sur l’art. Connu dans le milieu de l’art, il s’y est investi jusqu’à la toute fin, apportant son soutien aux artistes qui le sollicitaient. ».  En ligne : http://www.memoria.ca/93-grand-disparu-abramovitch-sam.html

[2] Lacroix, Laurier.  2013.  « Sam Abramovitch – Conversations en suspens ».  Outremont, Les Éditions du Passage, p. 98.

[3] Ibid. p. 105.

7 réponses à “Réflexions sur le milieu des arts visuels – Entrevue avec Marika Lemay, historienne de l’art”

  1. Jérôme Morissette

    Article fort intéressant et révélateur …merci Caroline….et Marika bien sûr.

    Réponse
  2. art

    Superbe article qui reflète tout a fait la situation des artistes actuelle. Merci, Quelle sont les pistes de solutions?  Danielle Doucet

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    • Caroline Houde

      Merci madame Doucet! Votre commentaire est très apprécié. 🙂
      Concernant les solutions, j’avoue ne pas croire aux « recettes » et j’estime qu’il est préférable qu’un artiste développe une stratégie et des solutions en fonctions de ses propres valeurs, de sa démarche, de ses objectifs, de ses forces, etc. Cela nécessite d’être dans l’action et d’avoir une certaine connaissance de son milieu, sans attente que tout se fasse comme par enchantement. Oser risquer et sortir du cadre dans la façon de faire…être authentique, créatif dans la recherche de solutions pour atteindre ses objectifs, quels qu’ils soient. C’est du moins de cette façon que je travaille avec les artistes que j’accompagne. C’est aussi de la façon que je fonctionne pour plusieurs de mes propres projets. Parfois, c’est beaucoup de « cassages » de tête et il y a des détours, mais au final, la détermination vient à bout de bien des obstacles. Je suis du genre convaincue qu’il existe toujours des solutions pour tous les projets artistiques, qu’il s’agisse d’une voie plus traditionnelle (au milieu de l’art) ou non. Il faut simplement entreprendre. L’État, l’Institution, etc…ça n’innove pas vraiment alors les solutions ne viendront pas de là je suppose. 🙂

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  3. Danielle Giroux

    Merci beaucoup Caroline de nous publier ce genre d’entrevue. Personnellement, je trouves que trop de gens perdent l’art de vue, car en arrière plan le monétaire tue le sacré parce que mieux perçu. C’est terrible ! Il faut que ça change !

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