Consultante et formatrice en gestion créative et en entrepreneuriat artistique

L’incertitude dans les carrières artistiques et culturelles

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C’est bien connu, les carrières en art et en culture s’accompagnent souvent d’un niveau élevé d’incertitude avec lequel il importe d’apprendre à composer.  Selon le sociologue Pierre-Michel Menger[1], ces carrières figurent d’ailleurs parmi celles y étant les plus exposées.  En effet, elles comportent rarement des aspects routiniers et leur issue est toujours difficile à prévoir, malgré la présence d’un réel talent.   Or, si l’absence de routine présente de nombreux charmes, l’insécurité qu’elle sous-tend peut aussi mener à de l’épuisement physique et psychologique, à moyen ou long terme.  Alors, comment maintenir un équilibre et une gestion efficace dans un climat presque constant d’incertitude? 

Loin de moi l’idée de vous présenter une recette miracle pour y parvenir.  De toute façon, je l’avoue en toute humilité, je vis également mes périodes d’angoisse à l’occasion.  Toutefois, après plus de huit années d’expérience en tant que travailleuse autonome du secteur culturel, j’admets vivre beaucoup mieux avec l’incertitude qu’à mes débuts.  En fait, je suis même convaincue que l’inconfort découlant du sentiment d’insécurité peut agir comme un véritable moteur de développement professionnel pour quiconque décide d’en tirer profit.   Inspirée d’expériences vécues et d’études de divers experts en la matière, je vous propose quelques stratégies pour apprivoiser les périodes de doute et même, pour les entrevoir comme des opportunités d’évolution.   Mais dans un premier temps, voyons quels sont les principaux facteurs d’incertitude propres aux domaines artistiques et culturels. 

Une vie de passion et d’incertitude

D’emblée, choisir une carrière en art et en culture, c’est d’abord suivre la voie de la passion (et de l’aventure!).  Dans les faits, ce type de carrière se caractérise souvent par une succession de contrats temporaires, une alternance de périodes chômées et travaillées, des reconversions, etc.[2]  Plusieurs s’orientent également vers le travail autonome.  Toutefois, si certains parmi eux le font par choix, d’autres le font plutôt par dépit.  Puisqu’il y a peu d’emplois stables dans le domaine des arts et de la culture, cela amène les artistes et les travailleurs culturels à migrer d’un projet à l’autre, souvent dans des environnements incertains.   En effet, les emplois stables se trouvent presque exclusivement dans de grandes organisations culturelles comme les orchestres symphoniques, les opéras, les conservatoires, les musées, etc.  Et malgré tout, ces organisations recrutent de plus en plus pour des contrats à court terme.[3]

Le système des évaluations par les pairs contribue également à l’incertitude associée aux carrières des domaines artistiques et culturels.  Comme le soulève Pierre-Michel Menger, ces évaluations seraient aisées si elles conduisaient à déterminer les qualités et caractéristiques des productions artistiques à partir d’une échelle de mesure et d’un ensemble stable de critères dépourvus d’ambiguïté.  Toutefois, ce n’est pas le cas. [4]

« La valeur des œuvres s’associe ainsi à la position de l’artiste sur la scène locale et mondiale, à sa réputation, aux évaluations des experts et aux appréciations du marché.  De cette façon, la diversité d’experts et la pluralité des critères et de leurs interprétations rendent compliquée toute évaluation consensuelle de la valeur artistique ».[5]

En effet, comme le mentionne Menger, les professionnels des mondes de l’art ne cessent de procéder à des classements et de hiérarchiser, à travers leurs propres jugements et préférences. [6]

Or, pour accéder à une reconnaissance des pairs, il faut presque inévitablement répondre à des appels de dossiers et de candidatures qui seront évalués par des jurys.  Cela oblige les créateurs et même, plusieurs travailleurs culturels (commissaires indépendants, etc.) à communiquer leurs projets par écrit, sans avoir de garantie qu’ils seront sélectionnés.

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Pablo Picasso.  Source: Giphy – Ryan Seslow

Ajoutons que dans la plupart des cas, les revenus des artistes et des travailleurs culturels sont assurés uniquement s’il y a une demande pour les œuvres ou pour les services offerts. Contrairement à certains domaines d’activités, l’augmentation du nombre d’heures de production ou de travail effectuées ne permet pas pour autant d’augmenter les revenus.  Par conséquent, plusieurs sont sujets au découragement puisqu’il y a rarement une corrélation entre les efforts fournis et les gains.[7] 

D’ailleurs, certains secteurs sont plus fortement exposés aux incertitudes et aux risques financiers que d’autres.  C’est notamment le cas des projets en cinéma.  En effet, ceux-ci sont particulièrement sujets aux interruptions imprévues en cours de réalisation.  Par exemple, les changements au niveau de la météo peuvent retarder un tournage en plein air.  L’absence d’un acteur principal ou encore, des difficultés avec certains égos peuvent également affecter l’avancement du projet.  Il en résulte des dépassements de coûts et des retards parfois considérables au niveau de l’échéancier. Pendant ce temps, les ressources humaines et matérielles doivent malgré tout se trouver sur les lieux du tournage.  Par conséquent, la planification et les prévisions des coûts de la production doivent continuellement être révisées.  Ainsi, il repose sur les épaules de la production une responsabilité énorme envers les investisseurs du projet.[8] 

De plus, puisque chaque proposition artistique et culturelle est unique et singulière, son accueil par le public représente toujours un pari comportant son lot de risques.[9]  Ainsi, certaines périodes en carrière peuvent être particulièrement stressantes, voire angoissantes.

Les manifestations d’inconfort et d’intolérance face à l’incertitude

La plupart du temps, l’incertitude provoque des pensées anxieuses chez les personnes qui y sont confrontées.  Souvent, celles-ci cherchent à réduire ces émotions désagréables en adoptant des comportements comme de l’évitement, des réactions compulsives, des besoins excessifs d’être rassurées, etc.   Toutefois, selon des spécialistes des troubles anxieux, ces comportements ne font en fait qu’alimenter l’incertitude. [10]

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Source: Giphy

Dans un premier temps, ceux-ci suggèrent d’identifier de quelle(s) façon(s) vous réagissez à l’incertitude.  Voici donc quelques exemples de manifestations d’intolérance[11] :

  • Se trouver constamment des défaites pour justifier l’absence d’action réelle pour atteindre ses objectifs;
  • Ressentir fréquemment le besoin d’être rassuré par les autres;
  • S’éparpiller et se lancer dans plusieurs démarches en même temps;
  • Avoir une forte tendance à la procrastination;
  • Craindre de déléguer des tâches;
  • Imaginer systématiquement les pires scénarios;
  • Remettre souvent en question ses décisions.

Vous vous reconnaissez parmi ces exemples?  Si oui, les suggestions qui suivent pourraient vous aider. Néanmoins, si les épisodes d’angoisse et les manifestations précédentes vous affectent régulièrement, nuisent à votre santé physique ou mentale et vous empêchent d’atteindre vos objectifs, n’hésitez surtout pas à consulter un spécialiste de la santé. 

Évoluer dans l’incertitude

L’anxiété est une réaction émotive normale face à l’incertitude.  Elle permet notamment de reconnaître le danger et d’y réagir.  Par contre, il arrive que son emprise sur certaines personnes soit excessive au point de nuire à leur fonctionnement et donc, au développement de leur carrière.  Selon l’ampleur des réactions, divers moyens existent pour aider à mieux évoluer à travers l’incertitude associée aux milieux artistiques et culturels.  Voici quelques stratégies possibles, mais non exhaustives :

 

  • Être dans l’action : selon les spécialistes des troubles anxieux, il est possible d’augmenter sa tolérance à l’incertitude en posant des actions concrètes, plutôt qu’en les évitant. Peu importe ce qui vous cause des problèmes, se mettre dans l’action serait le moyen par excellence pour modifier réellement ses propres habitudes.[12]  Dans un premier temps, vous devez identifier comment se manifestent vos réactions personnelles face à l’incertitude.  Ensuite, il est suggéré de commencer par de petites actions qui vous apparaissent moins difficiles.   Au fil du temps, il suffit d’augmenter le niveau de difficulté.  Bien entendu, l’incertitude ne disparaît pas et vous ressentirez probablement de l’inconfort en réalisant ces tâches que vous avez tendance à mettre de côté (par exemple, préparer vos dossiers de candidatures).  Toutefois, il importe de résister à la tentation et d’éviter de retourner à ses anciennes habitudes. [13] 

 

  • Lâcher-prise sur les sensations désagréables: il est préférable de ne pas chercher à contrôler les sensations désagréables qui nous habitent lors de périodes d’anxiété. « Elles sont inoffensives et elles vont diminuer sans avoir à agir dessus. Mieux vaut reconnaître leurs présences, les accueillir calmement et faire confiance à la capacité de régularisation de l’organisme ».[14]

 

  • Développer ses compétences : les carrières en art et en culture exigent des compétences variées dans un marché en constante évolution. Ainsi, la formation continue constitue une stratégie pour mieux faire face aux incertitudes, notamment parce qu’elle permet de s’adapter aux changements technologiques et autres. 

 

  • Devenir conscient de ses pensées : s’imaginer toujours le pire scénario peut nuire à l’avancement de vos projets, surtout si vous n’en prenez pas conscience. En vous demandant si vos pensées encouragent l’évitement ou l’inaction, vous pourrez ensuite choisir de leur accorder ou non de l’importance. [15] 

 

  • Être professionnel: afin de s’assurer du travail à long terme (notamment grâce au bouche-à-oreille), il importe de réaliser ses mandats de manière professionnelle, tout en développant ses réseaux de contacts.

 

  • Conserver un travail « alimentaire » parallèlement à sa pratique: Il s’agit là d’une stratégie employée par plusieurs artistes et intervenants culturels avec lesquels je travaille. En effet, certains choisissent de gérer l’incertitude en conservant parallèlement à leurs pratiques, un emploi plus routinier, mais qui assure un revenu régulier. De plus, si la rémunération le permet, il est parfois possible de diminuer le nombre d’heures consacrées à ce travail dit « alimentaire » pour augmenter celles dédiées à la carrière créative.[16] 

L’incertitude comme un moteur de développement personnel

En dépit des inconforts qu’elle procure, l’incertitude peut s’avérer un puissant moteur de développement personnel.  En effet, apprendre à vivre avec son omniprésente compagnie stimule la motivation personnelle, la persévérance et pousse à mettre en œuvre de véritables efforts pour atteindre ses objectifs.  Au contraire, un sentiment de confort trop élevé mènerait certains individus à se complaire dans l’inaction.  D’ailleurs, le célèbre Voltaire a un jour déclaré : « Le doute n’est pas un état bien agréable, mais l’assurance est un état ridicule».  En d’autres mots, comment évoluer et développer une carrière épanouissante dans la certitude? 

Bien entendu, il y a toujours des échecs en cours de route, mais dès que l’issue d’un projet s’avère une réussite, même minime, cela devrait nourrir le niveau de confiance nécessaire pour faire face aux prochains moments d’incertitude.  S’ouvrir aux possibilités qu’offre l’incertitude devient donc l’occasion de connaitre nos leviers de résilience, de se réinventer et d’expérimenter de nouvelles voies.  Ainsi, accepter d’y faire face et de se soumettre aux opportunités qu’elle propose permettrait d’accéder, en quelque sorte, à une certaine forme de liberté. [17]

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Source: Giphy


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Sources et notes:

[1] Pierre-Michel Menger est un sociologue français spécialiste des mondes de l’art et de la création.

[2] Loïc Cadin, Anne-Françoise Bender et Véronique de Saint Giniez, « Au-delà des frontières organisationnelles, les carrières nomades, facteurs d’innovation », Revue française de gestion, no 126, 1999, p. 58.

[3] Pierre-Michel Menger, « Artistic Labor Markets and Careers », Annual Review of Sociology, vol. 25, 1999, p. 546.

[4] Pierre-Michel Menger, « Les artistes en quantités. Ce que sociologues et économistes s’apprennent sur le travail et les professions artistiques », Revue d’économie politique, vol. 120, no 1, 2010, p. 227.

[5]Fournier, Marcel et Marian Misdrahi,  « Critères et processus d’évaluation en art contemporain. Les concours d’aide à la création du CALQ »,  Globe : revue internationale d’études québécoises, vol. 17, n° 1, 2014, p. 86-87,  En ligne via Érudit : http://id.erudit.org/iderudit/1028634ar (Page consultée le 10 septembre 2017).

[6]Pierre-Michel Menger, « Les artistes en quantités. Ce que sociologues et économistes s’apprennent sur le travail et les professions artistiques », Revue d’économie politique, vol. 120, no 1, 2010, p. 228.

[7] Pierre-Michel Menger, « Artistic Labor Markets and Careers », Annual Review of Sociology, vol. 25, 1999, p. 552-553.

[8] Defillippi, Robert J., et Michael B. ARTHUR. « Paradox in project-based enterprise: The case of film making », California Management Review, vol. 40, no 2, 1998, p. 130.

[9] Vivant, E. et Tremblay, D.-G, (2010), « L’économie créative : Revue des travaux francophones ». Note de recherche de la Chaire de recherche du Canada sur les enjeux socio-organisationnels de l’économie du savoir (no 10-02), p. 37. En ligne, via le site de la Chaire de recherche : http://www.teluq.uquebec.ca/chaireecosavoir/pdf/NRC10-02.pdf

[10] Geninet, P. Harvey, C. Doucet, & M. Dugas.  (n.d.). « L’intolérance à l’incertitude et le trouble d’anxiété généralisée ».  Laboratoire des troubles anxieux, Université Concordia. 8 pages. Document publié sur le site de l’Université du Québec en Outaouais.  En ligne : https://uqo.ca/sites/default/files/fichiers-uqo/anxiete/guide_fr.pdf

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] Chantal Thibodeau.  (n.d.).  « Crises d’angoisse : comprendre et agir ».  Université Laval, Direction des services aux étudiants, Centre d’aide aux étudiants.  En ligne : https://www.aide.ulaval.ca/psychologie/textes-et-outils/difficultes-frequentes/crises-d-angoisse-comprendre-et-agir/

[15]  Ibid.

[16]Pierre-Michel Menger, « Les artistes en quantités. Ce que sociologues et économistes s’apprennent sur le travail et les professions artistiques », Revue d’économie politique, vol. 120, no 1, 2010, , p. 220-221.

[17] Frémeaux, Sandrine, et Bernard Baudry. (2006). « L’incomplétude et l’incertitude dans la relation de travail », La Revue des Sciences de Gestion, vol. 220-221, no. 4, pp. 43-47.  En ligne : https://www.cairn.info/revue-des-sciences-de-gestion-2006-4-page-43.htm

Tous droits réservés.  Copyright. ©  Caroline Houde. 2018

 

6 réponses à “L’incertitude dans les carrières artistiques et culturelles”

  1. Anita

    Merci Caroline pour cet article qui décrit bien ma réalité actuel. Je me sens moins seul!
    Je comprend tellement Van Go 🙂

    Réponse

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